dimanche 23 novembre 2008

The Sailor from Gibraltar / Le Marin de Gibraltar (1967) de Tony Richardson





        Après Mademoiselle (1966), Le Marin de Gibraltar est le deuxième film de Tony Richardson, d’après Marguerite Duras, avec Jeanne Moreau. Le réalisateur britannique y effectue de nouveau un rapprochement entre Nouvelle Vague et Free Cinema et ici, le pont est davantage franchi que dans Mademoiselle. En effet, Richardson parvient enfin à retrouver cette liberté si particulière qui faisait alors la force des films français de l’époque, de Truffaut ou de Godard.


        Le début du Marin de Gibraltar nous fait penser au Voyage en Italie (1954) (ceci n’est d’ailleurs pas étonnant, étant donné que le Free Cinema se réclame ouvertement de la filiation avec le néo-réalisme italien). Ainsi, il s’agit de l’histoire d’un couple de Britanniques qui part en vacances en Italie. Comme dans le film de Roberto Rossellini, les deux amants, au lieu de se rapprocher par une expérience commune, vont finir par se séparer. De même, les musées antiques, le tourisme et l’éclatant soleil ne vont pas apporter la joie dans le ménage déjà en perdition.



        Alan, jeune employé de bureau londonien, en a assez des habitudes qu’il a instaurées avec Sheila, sa maîtresse, et aspire à autre chose, à l’aventure. Ainsi, lorsqu’il rencontre Anna, une séduisante riche héritière française, il ne va hésiter à tout quitter pour la suivre. Celle-ci parcourt en yacht la Méditerranée à la recherche d’un marin qu’elle aima jadis à Gibraltar.





        Si le Free Cinema l’emportait sur la Nouvelle Vague dans Mademoiselle, c’est plutôt l’inverse qui s’opère dans Le Marin de Gibraltar. En effet, le rapport avec le Free Cinema tient non seulement à la présence au générique de Tony Richardson, mais aussi à la participation au scénario du dramaturge Christopher Isherwood. Ce dernier, éternel complice du réalisateur (cf. dossier sur les scénarii et adaptations des films de Tony Richardson), est en effet la tête de file des « Angry young Men » avec ses Corps Sauvages (1956), adapté par Richardson deux ans après.

        Du Free Cinema vient aussi Vanessa Redgrave (elle joue la maîtresse d’Alan), fille de Michael Redgrave et épouse de Richardson depuis 1962, qui avait joué dans Morgan fou à lier (1966) de Karel Reisz. Quant à Alan, il est joué par Ian Bannen[1], ami de longue date de Sean Connery.
        Mais on trouve surtout au générique du Marin de Gibraltar, trois noms importants de la Nouvelle Vague : le directeur de la photographie Raoul Coutard, le musicien Antoine Duhamel[2] (collaborateurs réguliers de Godard et de Truffaut) et l’actrice Jeanne Moreau[3] (elle joue Anna), célébrée cinq ans auparavant pour son rôle de Catherine dans Jules et Jim de Truffaut.

        De la Nouvelle Vague, Richardson tente de retrouver la liberté dans la narration. En effet, cette histoire de recherche de marin s’apparente un peu à un conte et ressemble au mythe du Hollandais volant. Ainsi, une certaine légèreté s’installe au fil du voyage. On navigue sur la mer Méditerranée en rencontrant des personnages pittoresques (l’imposant Louis de Mozambique, joué par Orson Welles[4]) et en faisant quelques petits détours par la Grèce ou le Mozambique. La fin, où Alan et Anna, guidés par un Hugh Griffith en scout caricatural, s’enfoncent dans la jungle profonde africaine, est à ce titre particulièrement exotique.




        Richardson, à la façon de la Nouvelle Vague, prône la fiction et l’imaginaire. Ironiquement, ce sont donc les Français qui amènent les Anglais à la rêverie. Le film se termine sur une touche pour le moins moqueuse : le marin n’existe pas, ou plutôt il semble avoir été inventé par Anna. « Si les marins n’existaient pas, il aurait fallu les inventer » déclare-t-elle. De même que pour Mademoiselle, Richardson explore les couloirs de la psychanalyse, comme le prouve si bien l’intriguant générique du film : il faut se créer des objectifs, des désirs, pour pouvoir continuer à vivre, pour pouvoir exister pleinement.
        Richardson, qui s’entoure de talentueux écrivains pour les scénarii (ici Christopher Isherwood), peut faire penser à un Alain Resnais anglais. Avec Le Marin de Gibraltar, il adapte un roman homonyme, écrit en 1952 par Marguerite Duras (qui a collaboré avec Resnais pour le scénario d’Hiroshima mon Amour en 1959…). Duras avait déjà signé le scénario de Mademoiselle. En adaptant Duras, Richardson montre qu’il a aussi compris les liens entre Nouvelle Vague et Nouveau Roman.
        L’histoire à caractère absurde du Marin de Gibraltar évoque d’ailleurs celle de L’Année dernière à Marienbad (1962) de Resnais, dont le scénario était signé par Alain Robbe-Grillet, autre grand maître du Nouveau Roman. En effet, on y retrouve l’idée d’un amour dans le passé, lié à un certain espace (Gibraltar, Marienbad), sûrement inventé. Même tout ceci est faux, il faut l’entretenir pour avoir de l’espoir.




        Le Marin de Gibraltar marque d’ailleurs l’énième rencontre entre Jeanne Moreau et Marguerite Duras. En effet, elle a joué, en plus de Mademoiselle et du Marin de Gibraltar, dans d’autres adaptations cinématographiques de la romancière : Moderato Cantabile (1960) de Peter Brook et L’Amant (1992) de Jean-Jacques Annaud. Elle a joué également dans l’une des réalisations de Marguerite Duras : Nathalie Grangier (1972). Moreau connaissait en fait très bien Duras. Après sa mort, elle a même interprété à l’écran son amie dans Cet Amour-là (2001) de Josée Dayan.
        Richardson, en faisant avec Le Marin de Gibraltar un rapprochement avec la Nouvelle Vague, montre qu’il aime bien la France. En effet, il avait déjà dirigé Yves Montand pour Sanctuaire (1961), d’après Faulkner. Plus tard, il dirigera Anna Karina dans La Chambre Obscure (1969).
        En 1970, il se lance même dans un projet avec Claude Jade sur le danseur Nijinski. Le rôle devait être tenu par le danseur Nureyev. Produit par Harry Saltzman et Albert Broccoli et scénarisé par le dramaturge Edward Albee, le film n’aboutira point. A défaut, Richardson adaptera Albee avec A Delicate Balance (1973).
        Quant à Saltzman, il produira seul en 1980 un film sur Nijinski réalisé par Herbert Ross. Paul Scofield, qui devait jouer dans le film de Richardson joue aussi dans le film de Ross. Le rôle de Nijinski est en revanche joué cette fois-ci par l’américain George De La Pena.


        Moins original et déroutant que Mademoiselle, Le Marin de Gibraltar est cependant lui aussi un film très réussi. Richardson y parvient à concilier Free Cinema et Nouvelle Vague en y retrouvant l’indépendance. On regrette cependant un peu que cette fable d’aventure exotique, véritable ode à l’imaginaire, ne fût tournée en couleurs.
        Le Marin de Gibraltar, comme Mademoiselle, connut un succès mitigé à sa sortie. C’est pourtant un film à découvrir. L’année suivante, Richardson allait tourner La Charge de la Brigade légère, l’un de ses films les plus brillants et célèbres.


23.11.08.



[1] Ian Bannen et Vanessa Redgrave avaient déjà joué ensemble dans Behind the Mask (1958) de Brian Desmond Hurst, dont le rôle principal était tenu par Michael Redgrave, le père de Vanessa. Notons d’ailleurs que Le Marin de Gibraltar est l’un des rares films dans lequel Ian Bannen tient l’un des premiers rôles. On peut toutefois citer Les Plaisirs de Pénélope (1966), d’Arthur Hiller, dans lequel il partageait la vedette avec Nathalie Wood, Doomwatch (1972), film d’horreur de Peter Sasdy et Vieilles canailles (1999) de Kirk Jones.
[2] Antoine Duhamel avait déjà collaboré avec Richardson pour Mademoiselle (1966) et pour son court-métrage Red and Blue (1966), dans lequel jouait déjà Vanessa Redgrave. Cette dernière retrouvera aussi Richardson, après leur séparation, pour le tournage de La Charge de la Brigade légère (1968).
[3] Tony Richardson, comme le personnage d’Alan, quitte sa femme Vanessa Redgrave sur le plateau du Marin de Gibraltar pour Jeanne Moreau.
[4] On connait les liens qui unissent Orson Welles et Jeanne Moreau. L’actrice a joué en effet avec lui pour Le Procès (1962), Falstaff (1965), Une Histoire immortelle (1968), et le projet inabouti de The Deep en 1970. Notons d’ailleurs qu’Une Histoire immortelle ressemblera un peu au Marin de Gibraltar : il s’agit d’un conte exotique aux résonnances un peu absurdes, avec des marins, Jeanne Moreau et Orson Welles.